La qualité du logement représente un enjeu majeur pour la santé publique et la dignité des occupants. Face à la persistance de l’habitat indigne en France, le législateur a progressivement renforcé les pouvoirs des préfets pour sanctionner les propriétaires défaillants. Ces mesures coercitives visent à garantir le droit fondamental à un logement digne, inscrit dans notre corpus juridique. Le non-respect des critères de décence expose désormais les bailleurs à un éventail de sanctions administratives, financières et pénales. Cette réponse institutionnelle s’articule autour d’un dispositif complexe que les acteurs du droit doivent maîtriser pour accompagner efficacement tant les locataires lésés que les propriétaires mis en cause.
Cadre juridique du logement décent : fondements et évolutions législatives
Le concept de logement décent s’est progressivement construit dans le paysage juridique français. La loi SRU du 13 décembre 2000 a posé le premier jalon significatif en introduisant l’obligation pour les bailleurs de délivrer un logement décent. Cette notion a ensuite été précisée par le décret n°2002-120 du 30 janvier 2002 qui définit les caractéristiques du logement décent selon trois axes fondamentaux : la sécurité physique et la santé des locataires, les éléments d’équipement et de confort, ainsi que la performance énergétique.
Ce socle législatif s’est considérablement renforcé avec la loi ALUR du 24 mars 2014 qui a amplifié les moyens d’action contre l’habitat indigne. Plus récemment, la loi ELAN du 23 novembre 2018 a introduit de nouvelles dispositions visant à lutter contre les marchands de sommeil et à faciliter les interventions des autorités administratives.
Le Code de la Construction et de l’Habitation (CCH) constitue le réceptacle principal de ces dispositions, notamment à travers ses articles L.521-1 à L.521-4 qui organisent la protection des occupants, et les articles L.511-1 à L.511-22 qui régissent les pouvoirs de police administrative en matière de sécurité et de salubrité des immeubles. Le Code de la Santé Publique complète ce dispositif avec ses articles L.1331-22 à L.1331-30 qui traitent des immeubles insalubres.
Les critères définissant le logement décent
Pour être qualifié de décent, un logement doit satisfaire à des exigences précises :
- Une surface habitable minimale de 9m² et une hauteur sous plafond d’au moins 2,20m
- Un gros œuvre en bon état assurant la solidité du bâtiment
- Une absence de risques manifestes pour la sécurité physique des occupants
- Une protection contre les infiltrations d’eau et les remontées d’humidité
- Des dispositifs d’éclairage, de chauffage et d’alimentation en eau potable conformes
La jurisprudence a progressivement affiné ces critères. Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 juin 2014, a considéré qu’un logement présentant un taux d’humidité anormal ne pouvait être qualifié de décent, même si les autres critères étaient respectés. De même, le Conseil d’État, dans une décision du 16 décembre 2016, a validé la possibilité pour le préfet d’intervenir même en l’absence de danger imminent, dès lors que les conditions minimales d’habitabilité ne sont pas remplies.
L’évolution législative tend vers un renforcement continu des exigences, notamment en matière de performance énergétique. Depuis le 1er janvier 2023, les logements considérés comme des « passoires thermiques » (classés F ou G au diagnostic de performance énergétique) peuvent être déclarés non-décents, ouvrant la voie à des interventions préfectorales.
Les pouvoirs du préfet face aux logements non conformes
Le préfet dispose d’un arsenal juridique conséquent pour lutter contre les logements non conformes aux critères de décence. Ces prérogatives s’inscrivent dans le cadre des pouvoirs de police administrative spéciale qui lui sont conférés par différents textes législatifs et réglementaires.
La première étape de l’action préfectorale consiste généralement en une phase d’investigation. Le préfet peut mandater des agents assermentés (inspecteurs de salubrité, agents de l’Agence Régionale de Santé, techniciens du Service Communal d’Hygiène et de Santé) pour réaliser des visites de contrôle dans les logements suspectés d’être non conformes. Ces visites peuvent être déclenchées suite à un signalement émanant du locataire, d’une association, d’un travailleur social ou d’un service municipal.
Après constatation des désordres, le préfet dispose de plusieurs leviers d’action gradués selon la gravité de la situation :
La mise en demeure administrative
Le préfet peut adresser une mise en demeure au propriétaire l’enjoignant de réaliser les travaux nécessaires pour rendre le logement conforme dans un délai déterminé. Cette procédure, prévue à l’article L.511-10 du CCH, constitue souvent la première étape formelle du processus coercitif. Elle doit être motivée et préciser la nature des désordres constatés ainsi que les mesures à prendre pour y remédier.
La jurisprudence administrative exige que cette mise en demeure soit suffisamment précise. Dans un arrêt du Conseil d’État du 27 juillet 2015, les juges ont annulé une mise en demeure préfectorale jugée trop vague quant aux travaux à réaliser, privant ainsi le propriétaire de la possibilité de comprendre précisément ce qui était attendu de lui.
Les arrêtés préfectoraux contraignants
En cas d’inaction du propriétaire ou de danger pour les occupants, le préfet peut prendre différents types d’arrêtés :
- L’arrêté de mise en sécurité (article L.511-11 du CCH) qui vise à faire cesser une situation dangereuse
- L’arrêté d’insalubrité (articles L.1331-26 à L.1331-29 du Code de la santé publique) qui concerne les logements présentant un danger pour la santé des occupants
- L’arrêté de péril qui s’applique aux immeubles menaçant ruine
Ces arrêtés peuvent être assortis d’une interdiction temporaire ou définitive d’habiter les lieux. Dans ce cas, le préfet doit veiller à ce que des solutions de relogement soient proposées aux occupants, la charge financière de ce relogement incombant au propriétaire défaillant.
Le préfet peut également ordonner l’exécution d’office des travaux prescrits aux frais du propriétaire en cas de non-exécution dans les délais impartis. Cette prérogative, prévue à l’article L.511-16 du CCH, constitue une mesure particulièrement dissuasive car elle s’accompagne généralement d’une majoration significative du coût des travaux.
Le régime des sanctions administratives et financières
Les sanctions administratives constituent un volet déterminant de l’arsenal répressif à disposition du préfet face aux logements non conformes. Ces mesures visent à exercer une pression financière suffisante pour inciter les propriétaires récalcitrants à se conformer à leurs obligations légales.
L’astreinte administrative figure parmi les outils les plus efficaces. Instaurée par la loi ELAN et codifiée à l’article L.511-15 du CCH, elle permet au préfet d’imposer une pénalité financière journalière au propriétaire qui ne respecte pas les prescriptions d’un arrêté. Le montant de cette astreinte peut atteindre 1 000 euros par jour de retard et par logement concerné. Son caractère cumulatif en fait un mécanisme particulièrement dissuasif. À titre d’exemple, une astreinte de 500 euros pendant trois mois représente une somme de 45 000 euros, souvent supérieure au coût des travaux initialement requis.
La jurisprudence a précisé les conditions de mise en œuvre de cette astreinte. Dans un arrêt du Conseil d’État du 18 mars 2019, les juges ont confirmé que l’astreinte pouvait être prononcée sans nouvelle mise en demeure dès lors que le délai fixé par l’arrêté initial était expiré. Cette interprétation renforce considérablement l’efficacité du dispositif.
Les conséquences sur les droits du bailleur
Au-delà des astreintes, le préfet peut activer d’autres leviers administratifs aux conséquences financières significatives :
- La suspension du versement des allocations logement directement au bailleur (article L.542-2 du Code de la sécurité sociale)
- La réduction du loyer ou sa consignation jusqu’à réalisation des travaux (article L.521-2 du CCH)
- L’interdiction de percevoir des loyers pour les logements frappés d’une interdiction d’habiter (article L.521-2 du CCH)
La Cour de cassation, dans un arrêt de principe du 15 décembre 2016, a confirmé que le locataire d’un logement déclaré non-décent pouvait légitimement suspendre le paiement de son loyer jusqu’à la réalisation des travaux, sans que cela puisse justifier la résiliation du bail pour défaut de paiement.
Le préfet dispose également du pouvoir de faire inscrire une hypothèque légale sur l’immeuble concerné pour garantir le recouvrement des sommes engagées lors de travaux d’office. Cette mesure, prévue à l’article L.511-17 du CCH, peut s’avérer particulièrement contraignante pour le propriétaire qui voit son bien grevé d’une charge réelle.
Enfin, dans les cas les plus graves, le préfet peut initier une procédure d’expropriation simplifiée pour cause d’utilité publique, conformément à l’article L.511-1 du Code de l’expropriation. Cette mesure ultime permet à la collectivité de se substituer au propriétaire défaillant pour réhabiliter l’immeuble, moyennant une indemnisation souvent inférieure à la valeur marchande du bien en raison de son état de dégradation.
Les poursuites pénales : l’ultime recours contre les propriétaires indélicats
Au-delà des sanctions administratives, le préfet peut déclencher l’action publique en signalant au procureur de la République les situations les plus graves de non-conformité des logements. Ce signalement s’effectue sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure pénale qui impose à toute autorité constituée d’informer sans délai le parquet des infractions dont elle a connaissance.
Les infractions pénales liées aux logements non-décents sont multiples et leurs qualifications juridiques varient selon la gravité des faits :
La mise en danger de la vie d’autrui
L’article 223-1 du Code pénal réprime « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ». Cette infraction est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
La jurisprudence a confirmé l’application de cette qualification aux propriétaires négligents. Dans un arrêt de la Cour de cassation du 4 octobre 2011, les juges ont validé la condamnation d’un bailleur pour mise en danger d’autrui en raison du maintien en service d’une installation électrique dangereuse malgré plusieurs signalements.
L’hébergement dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine
Cette infraction, prévue à l’article 225-14 du Code pénal, est plus spécifiquement destinée à lutter contre les « marchands de sommeil ». Elle est constituée lorsqu’un bailleur soumet une personne vulnérable ou dépendante à des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine. Les peines encourues sont particulièrement dissuasives : cinq ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende.
La loi ELAN a renforcé ce dispositif en créant une présomption de soumission à des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine lorsque l’infraction est commise à l’égard de plusieurs personnes dans un immeuble frappé d’un arrêté préfectoral. Cette présomption facilite considérablement le travail du parquet en allégeant sa charge probatoire.
Les circonstances aggravantes et peines complémentaires
Le législateur a prévu plusieurs circonstances aggravantes pouvant alourdir les sanctions pénales :
- La pluralité de victimes
- L’état de vulnérabilité connu de l’auteur
- La commission en bande organisée
Les tribunaux correctionnels peuvent également prononcer des peines complémentaires particulièrement dissuasives :
La confiscation du bien ayant servi à commettre l’infraction constitue sans doute la sanction la plus redoutée par les propriétaires indélicats. Introduite par la loi ALUR et renforcée par la loi ELAN, cette mesure permet au tribunal de confisquer l’immeuble concerné au profit de l’État. Dans un arrêt du 30 janvier 2020, la Cour de cassation a confirmé la légalité de cette peine complémentaire, rejetant l’argument selon lequel elle constituerait une atteinte disproportionnée au droit de propriété.
L’interdiction d’acheter un bien immobilier pendant une durée pouvant atteindre dix ans vise à empêcher les marchands de sommeil de poursuivre leurs activités. Cette interdiction est publiée au fichier immobilier et s’impose aux notaires qui ne peuvent instrumenter en violation de cette mesure.
L’inéligibilité pour une durée maximale de cinq ans constitue une sanction complémentaire visant à écarter de la vie publique les personnes condamnées pour des infractions liées à l’habitat indigne.
L’efficacité des sanctions préfectorales : bilan et perspectives d’amélioration
L’analyse de l’efficacité du dispositif de sanctions préfectorales révèle un bilan contrasté. Si l’arsenal juridique s’est considérablement renforcé ces dernières années, son application sur le terrain demeure inégale selon les territoires et se heurte à plusieurs obstacles pratiques et structurels.
Les statistiques du ministère du Logement montrent une augmentation significative des procédures engagées par les préfets depuis la promulgation de la loi ELAN. En 2022, plus de 3 000 arrêtés préfectoraux concernant des logements non-décents ont été pris, contre environ 2 000 en 2018. Cette progression témoigne d’une mobilisation accrue des services de l’État dans la lutte contre l’habitat indigne.
Néanmoins, l’efficacité des sanctions se heurte à plusieurs limites. La première concerne les moyens humains et financiers alloués aux services préfectoraux. Un rapport de la Cour des comptes publié en 2021 souligne l’insuffisance des effectifs dédiés au contrôle des logements, particulièrement dans les zones tendues où le phénomène des marchands de sommeil est le plus prégnant. Cette carence limite la capacité d’action des préfets, notamment dans la phase d’identification des logements problématiques.
Les disparités territoriales dans l’application des sanctions
L’analyse géographique des interventions préfectorales révèle d’importantes disparités territoriales. Dans certains départements, comme la Seine-Saint-Denis ou les Bouches-du-Rhône, les préfectures ont développé des pôles spécialisés dans la lutte contre l’habitat indigne, dotés de protocoles d’intervention efficaces et d’une coordination renforcée avec les parquets. À l’inverse, dans des territoires moins urbanisés, l’action préfectorale demeure plus sporadique.
Ces disparités s’expliquent en partie par l’hétérogénéité des Pôles Départementaux de Lutte contre l’Habitat Indigne (PDLHI), créés par la circulaire interministérielle du 8 février 2019. Si certains de ces pôles fonctionnent de manière optimale, d’autres peinent à coordonner efficacement l’action des différents services concernés (ARS, DDT, DDCS, parquet).
La jurisprudence a parfois mis en lumière des défaillances dans l’application des procédures. Dans un arrêt du 12 juin 2019, le Conseil d’État a annulé un arrêté préfectoral d’insalubrité en raison de l’absence de respect du contradictoire, le propriétaire n’ayant pas été mis en mesure de présenter ses observations avant la prise de décision.
Les pistes d’amélioration du dispositif
Face à ces constats, plusieurs pistes d’amélioration se dessinent pour renforcer l’efficacité des sanctions préfectorales :
- Le renforcement des moyens humains et financiers des services préfectoraux dédiés à la lutte contre l’habitat indigne
- L’harmonisation des pratiques entre les départements via des guides méthodologiques nationaux
- L’accélération des procédures d’exécution d’office des travaux
- L’amélioration du recouvrement des astreintes administratives
La dématérialisation des procédures constitue également un levier prometteur. Le déploiement du système d’information HISTOLOGE, expérimenté depuis 2020 dans plusieurs départements, permet de simplifier le signalement des logements non-décents et d’accélérer le traitement des dossiers par les services préfectoraux.
Par ailleurs, le renforcement de la coopération interinstitutionnelle apparaît comme un facteur clé de succès. Les départements où l’action préfectorale est la plus efficace sont généralement ceux où existe une coordination étroite entre les services de l’État, les collectivités territoriales, les organismes sociaux et l’autorité judiciaire.
La formation continue des agents préfectoraux aux évolutions juridiques constitue un autre axe d’amélioration. La complexité du cadre légal et réglementaire nécessite une expertise technique et juridique que tous les services ne maîtrisent pas uniformément.
Enfin, l’information et l’accompagnement des locataires doivent être renforcés. Trop souvent, les occupants de logements non-décents méconnaissent leurs droits ou craignent des représailles s’ils signalent leur situation. Le développement de permanences juridiques spécialisées, comme celles proposées par l’Agence Départementale d’Information sur le Logement (ADIL), permet de lever ces freins et d’augmenter le nombre de signalements.
L’arsenal des sanctions préfectorales face aux logements non conformes s’est considérablement étoffé ces dernières années, témoignant d’une volonté politique forte de lutter contre ce fléau social. Si des progrès significatifs ont été réalisés, l’effectivité des sanctions demeure perfectible et nécessite une mobilisation continue de tous les acteurs concernés.